La vie après
Bientôt 2 mois que je ne suis pas retournée à l’usine. Je refais doucement surface. Je m’estime chanceuse d’avoir quitté cet univers si sombre, si glauque, si annihilant.
La blessure de l’usine
J’essaie de me convaincre que c’est une expérience comme une autre, mais je sens qu’elle marquera ma vie à jamais, telle une tâche indélébile. Plus qu’une expérience, c’est une blessure qui se transforme petit à petit. Aujourd’hui c’est une cicatrice encore bien fraîche, encore douloureuse, seul le temps pourra l’atténuer.
J’ai voulu tout arrêter de mes rêves, de mes envies. J’ai vu ma vie se mettre en pause, s’arrêter, pourtant matin après matin je me suis levée à 3heures du matin pour commencer le taf à 4h.
J’ai revêtu la tenue, j’ai encaissé les insultes morales, la pression d’une cadence inhumaine….”plus vite, bons à rien”. À rien ? Non, bon à nous enrichir, nous les patrons, bon à nous décharger, nous les petits chefs de ligne….
J’ai fait 9 mois dans une usine agro-alimentaire comme intérimaire.
J’ai fait 9 mois dans des conditions humiliantes et impersonnelles. Un jour j’ai jeté 600kg de bouffe à cause d’une erreur de calcul de petit chef de ligne, j’ai ressenti une déchirure, moi qui bossais pour nourrir ma famille…
Un autre jour je me suis amusée à compter : j’ai plié 1400 croissants dans l’heure… Sur la ligne on était 5. Prenons une moyenne de 1200 croissants pliés chacun, à nous 5 ça fait un total de 6000 croissants par heure. On travaillait tous 8h par jour avec seulement une pause d’une demi-heure. Le nombre produit par jour donne le vertige et la nausée…
Une expérience inhumaine
J’ai travaillé 9 mois en usine alimentaire entourée de zombies. Et j’en fais encore des cauchemars. Je vois la bouffe en quantité m’ensevelir, j’entends le bruit des machines, le brousaha. Je vois des personnes, des ombres blanches aux yeux rougis, des fantômes sans bouches qui me pressent le cœur. L’odeur d’une nourriture aseptisée me prend le nez…
Une expérience, voilà ce que je veux retenir, due à cette crise sanitaire qui ne touche pas tout le monde de la même manière. J’ai vu des gens s’enrichir pendant que moi j’ai crevé la dalle, pendant que moi je devais abandonner ce rêve de vivre simplement d’une activité porteuse de sens… Le carnet c’était une manière de vivre autrement, d’être dans une confection slow, en respect du vivant, en respect de ce qu’on peut inscrire dedans.
Tous vient de s’écrouler à cause de cette maladie “qu’on en meurt” mais ça me fait bien rigoler tout ça, qu’on ne me dise pas que je dois protéger ma vie, qu’on ne me fasse pas croire que j’ai le devoir de protéger les autres ! Je ne suis pas bête, je sais lire des chiffres, je sais ressentir les énergies. C’est une maladie de riche, une maladie contre le vivant, une maladie qui a mis sur la paille beaucoup d’entre nous, une maladie qui nous emprisonne dans un système. Fin de la polémique !
La synchronisation
Cette période a complètement changé ma vision du monde, ma façon de penser. L’art, la création, les carnets ne sont plus du tout au centre de ma vie. je suis plutôt dans une période de survie, de protection face à cet environnement hostile.
C’est une période où j’essaie de rencontrer des gens comme moi. Des gens qui sont en recherche d’authenticité et de simplicité.
J’ai eu la chance de répondre à une annonce. Une boutique cherchait une vendeuse et démonstratrice de machine à coudre. C’était vraiment un poste pour moi, car il y a eu tout un concours de circonstances. Je comprends maintenant ces paroles qui disent de ne pas désespérer… Je comprends cette notion de synchronisation du vivant.
Ce travail est loin de mon univers, bien que j’aie vu la chance et l’opportunité de pouvoir être entourée de machines incroyables, mais aussi me rapprocher de l’univers du textile (matières que j’aime tant). Les gens que je côtoie sont passionnés de loisirs créatifs ou espèrent se lancer dans l’entrepreneuriat autour de la couture. Je ne garderai pas ce poste éternellement car je remplace quelqu’un, mais au moins j’ai pu m’extirper de l’usine.
Aujourd’hui je peux dire que je ne retournerai plus à l’usine. Tous les jours je dis merci à la vie et lui demande de me mettre sur un chemin de confiance. Des jours meilleurs arriveront. J’en suis certaine.